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Passerelles / Les cahiers / Numéro 10 - mai 2015

Mutations du travail et apprentissages : de l’approche compétences à l’approche par les environnements capacitants

Solveig Oudet
Sociopédagogue Maîtresse de conférence en Sciences de l’Éducation Paris X

« Le travail serait devenu plus complexe, plus collectif, plus cognitif, plus immatériel, plus impliquant… Ces caractéristiques se transforment en définitive en injonctions et contraintes de plus en plus fortes pour les individus et se concentrent autour d’une formule : savoir agir.

Ce savoir agir renvoie aux dimensions intrinsèques des compétences : son bagage expérientiel, sa formation, ses savoirs, ses connaissances, sa motivation, etc. Mais parce que je sais agir, est-ce que je peux agir ? Est-ce que j’en ai le pouvoir ? »

Selon vous, l’environnement de travail et l’évolution même des organisations influeraient sur les apprentissages… ?

On voit circuler à grande fréquence, pour décrire les mutations du travail, les mots « dématérialisation, créativité, souplesse, innovation… » . Mais globalement, le travail reste prescrit. Pourtant, il devient nécessaire au quotidien de résoudre des problèmes en temps réel, ce qui donne à chacun, de fait, des marges d’autonomie plus larges. Les individus doivent investir de l’intelligence dans les situations et prendre des décisions. Les organisations peuvent donc ainsi susciter des apprentissages.

N’existait-il pas déjà des organisations dites apprenantes ?

Ces organisations véhiculaient un certain nombre de leurres parce qu’elles se sont en général pensées à partir d’un individu collectif en oubliant qu’elles avaient affaire à des individus singuliers (capacités d’apprentissage différentes, motivations à apprendre distinctes, etc.). Par ailleurs, les organisations du travail qu’elles ont cherché à implanter, plus responsabilisantes, plus flexibles, plus collectives… ne se sont pas accompagnées d’une véritable réflexion sur les conditions d’apprentissage de ces nouveaux comportements au travail.

En m’intéressant aux environnements capacitants, je passe de l’échelle de l’organisation à celle de l’environnement de proximité (proximité d’une situation de travail ou d’une mission/tâche qui peut d’ailleurs être transversale). Comment faire pour que l’environnement donne aux individus les moyens de savoir agir et de pouvoir agir avec pertinence, efficacité et efficience ?

En quoi un environnement capacitant faciliterait-il les apprentissages ?

Le concept d’environnement capacitant permet de s’interroger sur la « qualité » des environnements de travail proposés, sur la manière dont ils permettent véritablement aux individus de convertir les ressources du travail en leviers d’action, de réfléchir à la disponibilité et à l’accessibilité de ces ressources. Prenons l’exemple d’un groupe de travail dont on ambitionne qu’il puisse développer de la collaboration : le cadre d’analyse de l’environne- ment capacitant permet de se questionner sur les conditions de développement de ce travail collaboratif dans ses dimensions techniques, humaines, matérielles, managériales, organisationnelles, etc. Selon cette logique, les moyens du travail sont analysés de manière à ce qu’ils fonctionnent comme des ressources qui pourront être converties par les individus pour être mobilisées. Les individus y gagnent en autonomie, parce qu’ils peuvent identifier les ressources à leur disposition, y accéder et les utiliser. L’environnement capacitant offre donc un cadre de travail nourricier et professionnalisant. Les individus sont amenés à réfléchir aux situations de travail qui leur sont proposées et à développer une approche réflexive, métacognitive pour évoluer vers plus de « savoir agir », plus de pouvoir d’agir et donc plus d’autonomie. Ce qui diffère de l’approche compétences.

Où situez-vous la différence avec l’approche compétences ?

Le développement des compétences prend appui sur des référentiels et l’on juge ensuite de ces compétences à partir du résultat du travail. Les ingénieries de compétences mises en œuvre à partir de ces référentiels oublient souvent ce qui caractérise l’essence même des compétences :

  • Elles sont situées, dynamiques. Or, on isole trop souvent les compétences des lieux dans lesquels elles vont être mobilisées. Quid des conditions de leur mobilisation… ?
  • Elles sont combinées, redéfinies en permanence par les situations. Elles ne sont donc pas transférables en l’état. Or, elles sont pensées comme si les situations étaient immuables.
  • Elles sont singulières. Il y a du « soi » dans toute compétence. Deux individus ne mobilisent pas les mêmes ressources face à un même problème, parce qu’ils ont une histoire et une expérience qui les amènent à problématiser les situations différemment.

D’où vient la notion d’environnements capacitants ?

Elle trouve un ancrage théorique dans l’approche par les capacités qu’a développée l’économiste Amartya Sen (créateur de l’IDH = Indice de développement humain) qui disait : « nous avons une vision trop ressourciste de la pauvreté ». Or, les ressources (argent, nourriture) ne suffisent pas : elles doivent être accessibles, repérables et converties en fonction de facteurs individuels, environne- mentaux, sociaux. C’est une approche utilisée en économie dans les pays en voie de développement. Comment les mettre en capacité de protéger et de développer leurs ressources naturelles ? La notion a été importée en sociologie, ergonomie et Sciences de l’Éducation.

De notre point de vue, les environnements capacitants vont chercher à identifier les conditions de la mobilisation des compétences parce que leur vocation première est de s’interroger sur la manière dont les individus sont mis en capacité d’agir. Ils s’interrogent sur la qualité des ressources mobilisables, leur disponibilité, leur accessibilité, leur utilisabilité et leur conversion en leviers d’action. Ainsi, l’approche par les environnements capacitants déplace la focale sur le processus de travail, ce que ne fait généralement pas l’ingénierie des compétences. Elle introduit de la réflexivité organisationnelle en cherchant à comprendre comment il est possible d’aider les individus à travailler et, finalement, à se professionnaliser. Car, au-delà de la disponibilité des ressources, se joue l’apprentissage de leur mobilisation. Un environnement capacitant est donc aussi un espace dans lequel il est possible de prendre de la distance avec le travail pour le réfléchir.

L’organisation accepterait-elle facilement de mettre en place ce temps de réflexivité ?

C’est pour pallier cette difficulté que je fonde mon analyse sur l’environnement des situations de travail et non sur l’organisation tout entière. Si certains espaces dans une entreprise permettent cette approche, celle-ci s’étendra ensuite vraisemblablement à d’autres équipes. L’organisation, elle, renvoie au savoir agir, donc à la compétence, mais ce n’est pas parce que l’individu sait agir qu’il peut agir et qu’il en a le pouvoir. Je parle dans ma recherche de « pou- voir d’agir » ou capabilité parce qu’un individu n’agit pas seul et que le travail s’inscrit dans un collectif et un environnement avec lesquels il faut composer pour savoir agir. Les moyens d’agir sont aussi portés par ce que l’organisation peut offrir en la matière. L’approche par les environnements capacitants réinterroge l’organisation, alors que dans l’approche compétences, on ne s’interroge pas sur les moyens du travail. On évalue la personne et ses résultats. Mais dans certains cas, les personnes éloignées du terrain, qui observent les résultats, ne sont pas en mesure de prendre les décisions les plus appropriées. Il faut apprendre aux organisations à trouver des appuis internes pour aider les individus à mobiliser leurs compétences.

Quels appuis internes à l’organisation peuvent aider les individus à mobiliser leurs compétences ?

Tout ce qui relève de l’organisation du travail, du management, de la communication interne… Avec cette approche par les environnements capacitants, les organisations prennent leurs responsabilités en s’interrogeant sur les ressources dont disposent les individus pour agir. Le pouvoir d’agir est étroitement relié à la construction de l’autonomie.

Cela implique une nouvelle professionnalité des RH et RF, bien au-delà de l’achat de formation pour les uns, de la gestion de paie pour les autres : il est nécessaire d’aller sur le terrain voir comment les gens peuvent apprendre à mieux travailler, cela en s’appuyant sur leurs situations de travail justement. On nous inonde aujourd’hui de modes d’emploi et de normes ; comme dit Yves Clot : « on pasteurise le travail ». Mais cela ne suffit pas à bien conduire le travail en question.

Quelle place accordez-vous aux apprentissages informels dans votre réflexion ?

Les apprentissages informels ont lieu en dehors des espaces de formation institués, là où ce n’est ni organisé ni prévu pour apprendre. Le débat aujourd’hui c’est : faut-il formaliser l’informel ? Or, si les organisations fonctionnent, c’est parce qu’il y a de l’espace pour l’informel et il peut être préférable de ne pas y toucher. Par ailleurs, il faut être conscient de l’importance de la réforme de la formation professionnelle 2014 sur ce sujet : la loi ne soumet plus à l’obligation de fiancement. Elle nous dit en somme : « soyez acteurs et choisissez les dispositifs ». Chacun pourra faire reconnaître différentes formes d’apprentissage – apprentissages informels, binômat, tutorat… – qui contribuent à la genèse des environnements capacitants. C’est tellement révolutionnaire que cela suppose l’intervention d’ingénieurs pédagogiques dans les entreprises. Et cela bouscule aussi le marché de la formation…

 

EXEMPLE

Mise en place de groupes de travail ou de groupes-projets

Une entreprise organise mensuellement des temps de travail collectif afin que les personnes échangent, mobilisent ensemble leur capacité de travail dans le but d’améliorer la productivité… Mais cela ne fonctionne pas… Ces moments dédiés sont considérés comme des espaces où la parole est bridée, où les choses ne se disent pas, où les individus se sentent même en concurrence. Beaucoup deviennent alors plus observateurs qu’acteurs. L’entreprise s’interroge. L’espace de collaboration existe mais il n’atteint pas son but. L’entreprise se rend compte que des facteurs personnels et organisationnels musèlent cet espace : un management basé sur des résultats individuels qui conduit les individus à taire leurs difficultés… une absence de projet collectif qui ne stimule pas les interactions et la responsabilité collective… Une absence de sentiment d’efficacité collective… Un fort esprit de compétition, etc. Si l’on ne s’interroge que sur les ressources (ici le temps collectif) et le résultat auquel la mobilisation de ces ressources doit conduire (agir collectif), il est possible de ne jamais trouver de solution. En revanche, si l’on se demande comment les individus peuvent convertir ces ressources en résultats, la focale se déplace du côté du processus et permet d’identifier les freins qui empêchent d’aboutir au résultat escompté. Elle s’interroge alors sur les besoins des acteurs pour rendre les échanges possibles, stimuler les interactions et va chercher à repérer des leviers organisationnels et managériaux pour supprimer les freins. Elle agit donc sur l’environnement.